Dans le Queyras et les Écrins, les microcentrales provoquent des remous

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Massifs du Queyras et des Écrins (Hautes-Alpes).
– La camionnette des trois moniteurs de canoë-kayak avance lentement sur le chemin forestier surplombant le Fournel. Le torrent dégringole des premiers sommets des Écrins vers la petite ville de L’Argentière-la-Bessée.
En contrebas, une tractopelle évolue sur une large piste aménagée le long du cours d’eau pour les besoins du chantier de la nouvelle microcentrale, qui doit entrer en service cet été. L’ouvrage, d’une puissance de 1 mégawatt, représente de quoi alimenter environ 1 300 foyers.

« Il y a quelques mois, c’était un joli sentier où je venais cueillir des fraises avec mes stagiaires », se désole Loïc Virique, qui dirige une petite école de kayak. Son regard dépité plonge ensuite vers les remous de la rivière. « C’était un “lieu école” pour apprendre aux kayakistes à passer les “marches”, ces murets construits dans le lit du torrent pour le ralentir », explique le guide de canoë-kayak. « Mais c’est fini : la centrale va fonctionner tout l’été, donc il n’y aura pas assez d’eau pour naviguer », complète Jean Le Tulzo, gérant d’une PME qui propose des descentes en kayak ou rafting.

Comme la plupart des microcentrales, celle du Fournel ne laissera passer que 10 % du cours d’eau sur le tronçon concerné, soit le « débit réservé » réglementaire. « Tout le coin vit du tourisme autour des sports d’eaux vives… À terme, si on met une centrale sur chaque torrent, c’est une partie de l’économie locale qui va péricliter », s’alarme Jean Le Tulzo.

On dénombre vingt-cinq projets hydrauliques de ce type sur les affluents de la Durance, dans le Queyras, le Guillestrois ou le Briançonnais, comme un peu partout dans les Alpes. Et les inquiétudes des kayakistes portent aussi sur l’environnement.

Face à la terre retournée par les engins de chantier, Jean Le Tulzo déplore la disparition de la ripisylve, l’espace forestier qui longe les rivières et joue un rôle crucial pour le cycle de l’eau et la survie de nombreuses espèces endémiques. « Ce sont aussi des “corridors”, qui permettent aux animaux de se déplacer », précise-t-il, évoquant la loutre de retour dans la vallée.

« On a perdu 50 % des espèces animales et végétales en cinquante ans… Bien sûr qu’il faut développer les énergies renouvelables, mais peut-être qu’il serait temps de réfléchir à coordonner ces aménagements, qui risquent d’abîmer les derniers trésors sauvages des montagnes », s’agace Thomas Pascal, président du syndicat national des moniteurs de canoë-kayak, qui accompagne Jean et Loïc le long du Fournel.

Querelle hydroélectrique

Faut-il privilégier le développement des énergies renouvelables pour lutter contre le réchauffement climatique, tel que l’État le préconise en soutenant financièrement ces aménagements hydroélectriques, ou avant tout préserver la biodiversité ?

D’un côté, les kayakistes, pêcheurs ou militant·es écologistes pointent la production « dérisoire » de ces petits barrages, assurant qu’ils ne représenteront pas plus de 1 % des nouvelles énergies renouvelables en 2028, d’après la Programmation pluriannuelle de l’énergie de 2019. Selon eux, les quelques mégawatts supplémentaires ne valent pas le sacrifice de nouveaux cours d’eau.

De l’autre, des pouvoirs publics soulignent que, mis bout à bout, les mégawatts produits participent à la transition énergétique. Et que les services de l’État veillent au grain en matière de préservation des milieux naturels. « Avant qu’un projet soit autorisé par la préfecture, il y a d’abord une enquête inter-services. Chacun donne son avis, ce qui fait évoluer le projet », détaille Frank Adisson, ancien champion olympique de kayak devenu entrepreneur dans l’hydroélectrique.

Il est à l’origine de plusieurs projets de centrales locales, dont celle du Fournel. « Par exemple, on avait prévu une deuxième microcentrale dans le projet initial, mais on l’a abandonnée parce qu’elle touchait neuf pieds de chardon bleu [une plante alpine protégée – ndlr]. » Il souligne aussi que le Fournel, avec ses quarante-quatre « marches » et son barrage du début du XX siècle, n’est pas l’archétype du torrent alpin sauvage.

Dans cette querelle hydroélectrique, un juste milieu pragmatique se dégage : installer les microcentrales sur des cours d’eau déjà aménagés, et non sur des torrents vierges. « Il faut valoriser ce qui peut l’être tout en préservant les ressources naturelles », souligne Marc Fiquet, directeur du Parc naturel régional du Queyras, et hydrogéologue de métier.

« Il y a beaucoup de réseaux d’eau existants sur lesquels on peut installer des petites turbines, sans créer de nouvelle centrale », poursuit-il. L’eau potable de Briançon est par exemple turbinée pour faire de l’électricité. Et si les projets sont nombreux, peu reçoivent finalement une autorisation préfectorale, « entre un et deux chaque année seulement ».

Pactole pour les communes

« Cette microcentrale, c’est la solution pour financer tous les projets de la commune », annonce d’emblée Jean-Louis Romette, premier adjoint au maire de Ceillac, village du Queyras perché sur un majestueux plateau, à 1 640 mètres d’altitude. L’élu cite l’agrandissement du stade de biathlon, l’isolation des bâtiments communaux, le réseau de chaleur bois… Avant d’ajouter que la municipalité est « sensible à l’environnement » et veut donc « développer l’électricité verte ».

Alors que les dotations étatiques baissent et que « la taxe d’habitation n’a pas été remplacée », les quelques centaines de milliers d’euros de revenus annuels que devrait rapporter la microcentrale à la commune, d’après l’édile, sont loin d’être négligeables. « On a créé une société ad hoc pour le projet, où la municipalité possède 40 % des parts, pour s’assurer que l’opérateur n’accapare pas tous les revenus », se félicite Jean-Louis Romette.

Il souligne aussi que Ceillac est accompagné dans ce projet par Énergie partagée, un mouvement national de l’énergie citoyenne, notamment sur le volet de la concertation.
L’opérateur de la future centrale, Heling, est quant à lui un producteur historique de gaz, reconverti récemment dans les énergies renouvelables.

Les montants promis aux communes qui signent pour une microcentrale sont en général de l’ordre de dizaines de milliers d’euros annuels. Une ressource alléchante, au moment aussi où le modèle économique des stations de ski telles que Ceillac, qui passe de 300 habitants à l’année à 3 000 l’hiver, est menacé à long terme.

« C’est un peu le Far West : comme ce sont des projets très rentables, grâce aux aides gouvernementales, les opérateurs vont draguer les communes, et chacun se met à développer son petit projet dans son coin, sans qu’il y ait de coordination globale », déplore David Doucende, hydrologue au sein de la Fédération de pêche des Hautes-Alpes.

Il dénonce l’absurdité de la situation : « Les milieux naturels sont déjà en souffrance à cause du réchauffement climatique, mais on veut turbiner les quelques mètres cubes de rivière encore libres… au nom de la lutte contre le réchauffement climatique ! »

Depuis 2020, les opposants aux microcentrales se sont regroupés au sein du Collectif haut-alpin pour la préservation des torrents et rivières, qui compte désormais une quinzaine de structures. Et il leur arrive de célébrer des victoires.

Ce matin de mai, ils sont quatre à se retrouver sur les bords du Guil, torrent emblématique qui coule au pied du bastion médiéval de Fort-Queyras. Un petit vent frais leur glace la nuque, mais les défenseurs de la rivière affichent un large sourire : ils ont appris quelques jours plus tôt que le projet de microcentrale prévu à cet endroit était abandonné.

« C’est là que vit la truite fario de souche méditerranéenne, raconte David Doucende. Elle est présente autour du mont Viso depuis dix mille ans, c’est le seul poisson dans cette rivière. Si la centrale se faisait, elle aurait probablement disparu de ce cours d’eau pour toujours. » Pêcheurs, kayakistes et militants écolos… Cette alliance un peu hétéroclite a « sauvé » la truite du Guil, comme les centaines d’espèces végétales et animales du torrent.

Il y a deux ans, cette partie du cours d’eau a été classée « réservoir biologique ». Un classement qui rend très complexe la concrétisation de tout projet hydraulique. « C’était nécessaire pour que la population de truites se pérennise », assure Hervé Gasdon, président de la Société alpine de protection de la nature (adhérent à France Nature Environnement).

« On est assez différents les uns des autres, mais on a ça en commun : on sait ce que signifie une rivière vivante », avance le kayakiste Thomas Pascal. Il voit d’un bon œil la concertation sur les enjeux énergétiques lancée en début d’année dans les trois communautés de communes du Guillestrois-Queyras, du Briançonnais et du Pays des Écrins.

Son objectif est justement de retrouver une cohérence des aménagements, notamment hydrauliques, le long de la Durance. Mais il en profite aussi pour rappeler le credo du collectif : « Tant qu’il n’y a pas de vraie coordination au niveau départemental, il faut un moratoire sur tous les projets de microcentrales. »

Nina Hubinet